Le scénario énérgetique CLEVER: CELL partenaire observateur d’un travail démontrant l’impact de la sobriété
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Un scénario de transition énergétique européen mettant l’accent sur la sobriété
Le scénario européen de transition énergétique CLEVER, dont CELL est le partenaire observateur luxembourgeois avec le LIST, vient de faire l’objet d’une publication dans la revue Nature [1]. Ce scénario est le fruit de la coordination de plusieurs équipes dans toute l’Europe pour élaborer des trajectoires nationales ensuite compilées dans une trajectoire européenne. Sa particularité est de mettre le focus sur la réduction de la consommation énergétique directement au niveau de la demande. Ces gisements d’énergie à économiser peuvent être réunis sous le concept de sobriété que les auteurs définissent ainsi : “réduction de la consommation et de la production de produits et de services d’utilisation finale par le biais de changements dans les pratiques sociales (soutenus par des infrastructures et des cadres adéquats), afin de rester dans les limites de la planète tout en garantissant une base sociale décente pour tous les individus”.
Aux côtés des deux mis en avant par la majorité des scénarios de transition énergétique que sont l’efficacité énergétique (par exemple votre lave-vaisselle économe qui consomme moins pour un même service rendu) et le développement des énergies peu carbonées, la sobriété complète un triptyque complémentaire. En effet, un nombre croissant d’institutions affirment aujourd’hui que ces réductions de la demande sont indispensables pour atteindre les objectifs climatiques, que ce soit l’Union Européenne, le GIEC ou encore l’Agence internationale de l’énergie. Pour autant les stratégies actuelles ne se concentrent pas le plus souvent que sur l’efficacité et les énergies peu carbonées. La sobriété peine encore à se déployer, l’intérêt du scénario CLEVER est donc de tracer une trajectoire chiffrée, avec des propositions concrètes de réduction et rationalisation de notre consommation énergétique. Le but de diminuer notre consommation d’énergie finale de 50% d’ici 2050 serait ainsi atteint à hauteur de 40% par des mesures de sobriété. Pour le Luxembourg, la réduction serait la plus importante parmi les pays étudiés, en lien direct avec le taux d’énergie finale consommée par habitant qui est également le plus haut.
Développement de la demande d'énergie finale :
Les avantages sont multiples :
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rapide diminution des émissions de CO2,
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amélioration de la sécurité de l’approvisionnement énergétique et en matériaux,
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diminution des besoins en réseaux énergétiques et système de stockage,
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réduction des impacts sociaux et environnementaux liés à l’extractivisme,
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amélioration de la souveraineté européenne,
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évitement du recours à l’énergie nucléaire et ses externalités négatives,
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ne compte pas sur les technologies de capture de carbone mis en avant par d’autres scénarios technosolutionnistes alors même que ces technologies ne sont pas à des degrés de développement satisfaisant, risquant d’arriver trop tard à maturité et qui devraient renchérir le coût de l’énergie.
L’intérêt d’une approche par corridor de consommation
L’une des approches intéressantes utilisées par CLEVER est celle de corridor, qui reprend en quelque sorte le principe l’économie du Donut : un plancher minimum social pour assurer une vie décente à tous et un plafond maximum écologique pour respecter les limites planétaires. Le scénario s’est basé sur la littérature scientifique pour définir ces seuils concernant des indicateurs comme par exemple, la surface habitable par habitant, le nombre de kilomètres
parcourus par habitant, la part du fret domestique transitant par le rail ou encore le nombre de passager par voiture. Les graphiques ci-dessous en illustrent deux exemples. Les auteurs ont défini un corridor pour l’espace habitable par habitant, de 32 à 40 m2. Nous voyons que le Luxembourg est au-dessus avec une moyenne de 48 mètres carrés habitables par habitant. Le règlement des bâtisses de la ville de Wiltz, référence au Luxembourg en matière d’économie circulaire, a par exemple introduit la possibilité de réduire le surface des logements dès lors qu’il y a mutualisation d’un espace de vie entre les habitants d’un immeuble [2]. Concernant le transport de passagers, le corridor se situe entre 10 100 et 15 000 km, le Luxembourg étant actuellement très largement au-dessus avec une moyenne de 24 500 kilomètres. On peut percevoir les tensions potentielles de cette notion de corridor qui implique une forme de modération pour les pays les plus consuméristes.
Deux exemples de corridors : l'espace habitable par habitant et le nombre de kilomètres motorisés parcourus par passager :
Des politiques et mesures plus ambitieuses et intégrant la sobriété sont nécessaires, elles sont par ailleurs plébiscitées par les citoyen·nes
Pour entrer dans ce corridor, le scénario propose des politiques et mesures dédiées avec notamment un catalogue d’une centaine d’entre elles [3]. Exemples : développement du tourisme local, augmentation du fret ferroviaire, améliorer le monitoring de l’énergie et de l’eau (la commune de Schifflange a par exemple diminué de 23% sa consommation de gaz en prenant de telles dispositions [4]), interdire l’obsolescence programmée etc. L’enjeu est évidemment, pour certaines mesures, l’acceptabilité sociale, comme par exemple la diminution de la vitesse sur les routes (le plan national intégré en matière d’énergie et de climat du Luxembourg luxembourgeois l’évoque d’ailleurs sans développer une réelle ambition par ailleurs), la réduction de la consommation de viande ou la limitation des vols passagers. Le prix de ces mesures est néanmoins très limité par rapport au prix du réchauffement climatique. Par ailleurs, les citoyen·nes ne sont pas nécessairement contre ces mesures comme on pourrait le penser, les assemblées citoyennes pour le climat ont montré une ambition systématiquement plus grande que les politiques engagées tout comme certaines enquêtes d’opinion [5]. Il y a donc un décalage entre les aspirations citoyennes et les politiques menées qui sont en deçà des attentes et notamment au Luxembourg. Une récente étude du LISER indique par ailleurs que les gens sous-estiment systématiquement les efforts des autres en matière de transition écologique, renforçant un sentiment de « à quoi bon » pour autant biaisé et une résistance au changement qui est en décalage avec la réalité des efforts. Il y a par ailleurs un souhait de politiques plus volontaristes dès lors qu’il y a des mesures d’accompagnement [6].
Part de la sobriété dans les politiques proposées par les Assemblées citoyennes et par les Plan nationaux Énergie Climat :
Acceptabilité sociale de quelques mesures de sobriété :
source : CLEVER final report – 2023
Le résultat ? Un système énergétique quasiment autosuffisant avec une demande énergétique divisée par deux où l’électricité est dominante
Vous aimez les couleurs et les graphiques qui font très sérieux mais où on ne comprend pas grand-chose ? En voici un magnifique. Mais ce n’est pas si compliqué. Depuis la gauche vous avez votre besoin énergétique total (comme les apports en calories journaliers pour faire fonctionner votre corps humain). Ensuite vers la droite, sous “Primary Energy”, ce sont les différentes nourritures brutes que vous donnez à votre système. Mais comme une lampe ne marche pas au pétrole (plus maintenant), il faut souvent convertir ces nourritures dans des vecteurs énergétiques et les mettre à disposition, c’est la partie “Secondary Energy”. Et enfin tout à droite, vous avez à quels besoins répond cette énergie, ainsi que les pertes et les exportations. Et quelle est l’unité de ces chiffres ? Le Petawattheure (PWh). Oui ça existe ! Ca reprend simplement les mêmes préfixes que vous connaissez en informatique, Giga, Tera, Peta. Et ici, c’est la quantité d’énergie pour une année entière.
En 2019, on voit à quel point l’Europe est dépendante pour son approvisionnement énergétique et donc potentiellement vulnérable à des prix élevés. Ce sont les 10,5 PWh de “Imports”. Dans le scénario 2050, on comprend que l’Europe peut s’en libérer quasiment complément. On remarque aussi l’importance prise par l’électricité comme vecteur énergétique dominant tandis que les énergies fossiles que sont le pétrole, le gaz et le charbon ont presque été éliminées.
Chaîne de la conversion de l'énergie en 2019 et 2050 pour l'Europe :
Limites de l’exercice, approfondissements futurs et travail de dissémination avec entre autre le manifeste pour la sobriété co-signé par Cell
Les principales limites du scénario CLEVER relevées dans l’article sont : la non prise en compte de l’équilibrage du système énergétique heure par heure (satisfaire à chaque instant la demande, même quand il fait nuit et qu’il n’y a pas de vent pour faire tourner les éoliennes), la non prise en compte des émissions importées (les émissions émises pour la production d’un bien consommé en Europe mais fabriqué ailleurs dans le monde ne sont pas comptabilisées) et la non quantification précise des politiques de sobriété dans le scénario du fait d’un manque de données empiriques notamment. Ces différentes limites sont amenées à être levées par la suite afin d’affiner, préciser les futurs travaux et donner des éléments de réponses plus précis pour les politiques à mener. La sobriété s’avère essentielle pour se maintenir dans les objectifs climatiques (s’il est encore temps), son rôle est reconnu toujours plus jour après jour. Il faut en préciser les contours, les freins et les leviers, souligner les nombreux co-bénéfices et intégrer ses principes dans les politiques nationales et locales. Le scénario CLEVER poursuit sa dissémination en Europe et dans les cercles institutionnels européens mais aussi auprès des responsables politiques de plusieurs pays. Le manifeste sur la sobriété, co-signé par Cell, en est l’illustration [7]. Nous appelons à une prise en compte approfondie de la sobriété dans la stratégie luxembourgeoise, le développement de politiques s’y référant et une adoption du concept. Savoir nommer l’outil c’est déjà se l’approprier.
Sources :
[1] https://www.nature.com/articles/s41467-024-53393-0
[2] Règlement Communal Sur Les Bâtisses, Les Voies Et Les Sites de Wiltz – https://www.wiltz.lu/media/b0879abc-3fc5-4f70-9abe-0bc1f1779342/reglement-sur-les-batisses-les-voies-et-les-sites-anc-commune-eschweiler.pdf
[3] Voir l’onglet Policies du tableur Supplementary Data 1 disponible en complément de l’article. Lien de téléchargement du tableur : https://static-content.springer.com/esm/art%3A10.1038%2Fs41467-024-53393-0/MediaObjects/41467_2024_53393_MOESM4_ESM.xlsx
[4] https://www.syvicol.lu/fr/bonnes-pratiques/fichepratiques/2023-05-08/monitoring-energetique-a-l-exemple-de-la-commune-de-schuttrange
[5] Scénario CLEVER – https://clever-energy-scenario.eu/
[6] Driving Behavioral Change for an Economic Transition towards more Resilience – LISER – https://luxstrategie.gouvernement.lu/fr/publicationsbis/soc2050.html
[7] Manifesto : RESOURCE-WISE EUROPE: SUFFICIENCY AT THE HEART OF THE EU’S FUTURE – https://www.negawatt.org/IMG/pdf/sufficiency_manifesto.pdf
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