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La neutralité carbone en 2050, un arrangement statistique qui occulte les nécessaires mesures de sobriété

Dernière mise à jour : il y a 6 jours

La croissance verte pour rester sous les 1,5 degrés de réchauffement ? Un écran de fumée peu scientifique.


Un article récent paru dans le Lancet (1) sur la question du découplage entre PIB et émissions de CO2 mérite notre attention pour mieux comprendre les subtilités des discours, des méthodologies et du positivisme pour le moins biaisé du concept de croissance verte. Selon cette étude, le Luxembourg fait partie des seuls 11 pays dans le monde qui ont réalisé un découplage absolu entre leurs émissions de CO2 et le PIB entre 2013 et 2019. Ils ont ainsi réussi à faire décroitre leurs émissions tout en ayant une croissance du PIB.


image créée à l'aide de IA

Oui, mais...


S’il y a bien découplage pour ce (très) petit nombre de pays, il ne peut en aucun cas être considéré, selon les auteurs, comme suffisant et attester du succès pratique d’une hypothétique croissance verte. Car le rythme de ce découplage est lent, excessivement lent par rapport aux objectifs des Accords de Paris et aux budgets carbone restants. En aucun cas ces rythmes ne peuvent, de près ou de loin, nous permettre de satisfaire la neutralité dans les temps impartis : “l’immense augmentation du taux de découplage qui est requis pour être en accord avec les objectifs 1.5° C, apparaissent empiriquement hors de portée, même dans les pays les plus performants”. Au rythme actuel, il faudrait à ces onze champions, 220 années en moyenne pour aboutir à l’objectif de neutralité carbone. Nous sommes donc bien loin d’un horizon 2050 décarboné : “Les discours qui célèbrent les résultats du découplage dans les pays à revenu élevé sous le nom de croissance verte sont donc trompeurs et représentent une forme de greenwashing.” 



Figure 1 : Dans tous les pays à revenu élevé qui ont récemment atteint un découplage absolu, les réductions d'émissions obtenues sont loin des réductions d'émissions requises pour respecter leur juste part de 1,5°C. (Lancet, 2023)

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Dans son rapport de 2023, Simulation de la transition énergétique de l’économie luxembourgeoise (2), le STATEC postule quant à lui que l’économie luxembourgeoise est sur la bonne voie pour atteindre le découplage au regard du PNEC (Plan national intégré en matière d’énergie et de climat) : “la projection de long terme exhibe une trajectoire de décarbonation qui s’apparente à un scénario de « croissance verte » où les émissions directes sont découplées de la croissance économique et démographique”. La méthodologie européenne utilisée exclut les émissions importées pour ne considérer que les émissions produites dans le pays (émissions dites directes). L’étude du Lancet considère elle, l’ensemble des émissions consommées par le pays donc également les émissions importées, calcul beaucoup plus réaliste et responsable sur l’impact CO2 d’un pays et notamment quand celui-ci a une économie tertiaire et importe la majorité de ses biens matériels et ressources énergétiques. L’étude du Lancet prend en compte par ailleurs une distribution juste des quotas de CO2 restants pour ne pas dépasser les 1,5°C, au prorata non pas du poids économique des pays mais des populations. Le Statec s’accommode d’une phrase pour régler ce problème d’importation d’émissions : “les émissions indirectes importées sont de la responsabilité des pays producteurs de ces biens importés.” Autrement dit, je ne suis pas responsable des déchets produits par mes consommations dès lors qu’ils proviennent d’ailleurs. En Europe pourtant, 1/3 du CO2 consommé est émis par une autre aire géographique du monde et donc passe sous les radars européens (3). Pour le Luxembourg, ce ratio monte à 2/3. (3), (4)


Pour résoudre le problème de la neutralité carbone en 2050 du pays, il est commode de ne s’intéresser qu’à un tiers de nos émissions. La fable d’une Europe neutre en carbone en 2050 se base sur ce tour de passe-passe statistique. On ne pourra en vouloir au Statec de s’aligner sur les méthodologies européennes, on regrettera qu’il ne suive l’exemple rigoureux et cohérent de la Suède qui est le premier pays à avoir pris en compte les émissions importées, tâche complexe mais cohérente (5). Cette différence de méthodologie et d’usage des chiffres permet de se prévaloir d’une croissance verte alors que la réalité physique est pourtant en contradiction avec les objectifs des 1.5 degrés. Bien sûr pourtant le Statec n’est pas dupe de l’empreinte carbone (qui additionne les émissions directes et indirectes du pays) croissante du Luxembourg. Ni de l’empreinte carbone par habitant qui ne diminue pas (hors Covid). En témoignent les graphiques publiés dans une autre note de 2023, L’environnement en chiffres.(4) Le Statec y admet qu’il n’y a pas de décroissance de l’empreinte carbone du Luxembourg sur la période 2010-2020, et pas de dynamique claire d’une réduction des émissions par habitant (hors Covid).




L’optimisme déconcertant du Statec sur l’efficacité énergétique qui ne prend pas en compte le fameux effet rebond


L’effet rebond - selon lequel un gain de consommation d’énergie sera annulé par une consommation supplémentaire, pourtant abondamment documenté (6), semble être ignoré par le Statec. Pour l’institut, la consommation d’énergie du Luxembourg stagnera grâce à l’efficacité énergétique. Et cela malgré la croissance économique et démographique : “Les progrès en matière d’efficience, principalement dus à l’électrification, engendreraient une stagnation de la consommation d’énergie, qui augmenterait sinon avec la croissance économique et démographique soutenue.”(2) Nous ne développerons pas le point de l’effet rebond ici, mais nous l’illustrerons par l’exemple utilisé par le chercheur Victor Court (7). Si l’on divise par deux la quantité d’énergie pour faire 100 kilomètres, est-ce que nous nous contenterons toujours de la maison de vacances de la belle famille ? ou est-ce que nous irons à 200 kilomètres ? L’expérience prouve que c’est la deuxième option qui est empruntée, n’en déplaise à la belle famille. Blague à part, cela concerne l’ensemble des consommations d’énergie que ce soit le transport, les biens de consommation, la taille des espaces chauffés etc.


L’efficacité énergétique est nécessaire pour réduire les émissions de CO2, elle ne saurait néanmoins se suffire à elle-même. Il faut l’articuler avec des usages et pratiques qui visent une diminution absolue et non pas relative des consommations énergétiques, des émissions de CO2 et consommation de matières.

Malheureusement, le Statec, dans son rapport préalablement cité, n’évoque et ne prend en compte pour solutions que la décarbonation (énergies renouvelables) et l’efficacité énergétique (gains technologiques) comme leviers pour la transition énergétique. Et cela alors qu’un nombre croissant d’acteurs de premier ordre (GIEC/IPCC, Agence internationale de l’énergie, Union Européenne par exemple) affirment aujourd’hui que ces deux leviers ne suffiront pas seuls et qu’il est urgemment nécessaire de mettre en place des politiques de réduction des consommations d’énergie conséquentes passant par des changements de comportements et d’organisation, mesures que l’on peut rassembler sous le vocable de sobriété (suffizienz en allemand, sufficiency en anglais).


Il est à déplorer que le Statec ne prenne pas en compte ces mesures (dont quelques timides exemples se retrouvent dans le PNEC) dans ses projections, échouant ainsi à dresser un plan de route réaliste sur la neutralité carbone et pertinent sur la robustesse économique.


image créée à l'aide de IA

C’est également la voie indiquée par l’étude du Lancet qui précise au passage que certaines des hypothèses choisies pour l’étude ne sont même pas les plus pessimistes. Les auteurs suggèrent une voie de solution possible autour de ces concepts de post-croissance ou de sobriété. L’approche actuelle des pays riches est considérée comme obsolète, fallacieuse dans son récit et scientifiquement indémontrable. La conférence Beyond Growth qui s’est tenue à Bruxelles en mai 2023, avec la présence notable d’Ursula Von der Leyen, est un signal, espérons-le d’un dépassement du court-termisme politique et d’une réinterrogation des objectifs de développement. Nous enjoignons les pouvoirs publics et notamment le Statec à porter son attention sur ces éléments essentiels pour assurer au Luxembourg une place de choix, leader et avant-gardiste dans le transition écologique, afin d’anticiper l’adaptation et de développer une économie solide, résiliente et pérenne. Des gains économiques et stratégiques sont par ailleurs possibles à travers ces approches, comme nous l’esquisserons dans un prochain article.

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Références :

(1) Lancet, Is green growth happening? An empirical analysis of achieved versus Paris-compliant CO2–GDP decoupling in high-income countries, 2023 : https://www.thelancet.com/journals/lanplh/article/PIIS2542-5196(23)00174-2/fulltext

(2) Statec, Simulation de la transition énergétique de l’économie luxembourgeoise, 2023 : https://statistiques.public.lu/fr/publications/series/analyses/2023/analyses-03-23.html

(3) Insee, Un tiers de l’empreinte carbone de l’Union européenne est dû à ses importations : https://www.insee.fr/fr/statistiques/6474294#tableau-figure7

(5) Rapport spécial 18/2023: Objectifs de l’Union européenne en matière de climat et d’énergie – Contrat rempli pour 2020, mais pronostic réservé pour les objectifs de 2030 : https://www.eca.europa.eu/fr/publications/SR-2023-18



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